Le Yémen est le théâtre d'opération préféré des Iraniens pour affronter l'Arabie saoudite. Le principal enjeu n'est pas réellement les attaques menées par les rebelles yéménites houthis contre le territoire saoudien, attaques généralement repoussées par les défenses saoudiennes. Le principal enjeu à l'heure actuelle est le résultat de la grande offensive lancée par le groupe "Ansar Allah", le bras armé des rebelles houthis, dans la province de Marib. L'Iran cherche à imposer un fait accompli irréversible au Yémen en créant une entité politique viable pour les Houthis. Il veut une entité qui lui soit affiliée, et qui lui donnerait accès à la mer Rouge, un peu comme le Hezbollah libanais donne à l'Iran un accès à la frontière libano-israélienne. La stratégie iranienne est claire. Ce qui n’est pas le cas de l’administration américaine qui semble hésiter sur l’importance du Yémen dans le jeu géopolitique régional et l’utilisation des houthis par la "République islamique" pour son projet d'expansion dans la péninsule arabique.
L’administration Biden semble ne vouloir traiter que l'aspect humanitaire du dossier yéménite malgré les avertissements du Royaume d'Arabie saoudite qui a désormais compris les complications de la guerre au Yémen, ses ramifications et leur impact sur chaque pays du Golfe, au premier rang duquel se trouve le Royaume lui-même. C’est pourquoi Riyad désirerait un règlement approprié permettant un retour à la stabilité régionale, après avoir redécouvert l'ampleur.
Pourquoi les Iraniens se concentrent-ils sur Marib? C'est parce que l'Iran pense que Marib est d'abord stratégiquement situé sur la carte du Yémen et du Golfe. En outre, il y a des gisements de pétrole, une centrale électrique et un ancien barrage avec une longue histoire, reconstruit par Sheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan et inauguré en 1986. Marib est également connecté à un oléoduc qui relie son pétrole au port de Hodeidah . En termes clairs, Marib serait nécessaire à toute entité politique affiliée à l'Iran dans le nord du Yémen.
Quand l’administration américaine deviendra-t--elle consciente de la gravité de ce qui se passe à Marib et pourquoi les Houthis cherchent tant à contrôler la ville et le gouvernorat dans son ensemble? Les Houthis ont jusqu'à présent perdu des milliers de combattants dans leurs attaques répétées contre Marib, attaques qui se sont avérées infructueuses. Cependant, il est clair que les houthis sont déterminés à entrer dans la ville et en tirer une «légitimité». Cela s'inscrit dans le contexte de l'insistance de l'Iran à négocier avec les Américains et les Européens sur le dossier nucléaire en position de force.
L'Iran considère le Yémen comme l'une de ses cartes les plus importantes dans la région. En fin de compte, le Yémen, avec le Liban, peut être l'un des investissements iraniens les plus réussis, d'autant plus qu'il s'agit d'un investissement peu coûteux après le succès iranien dans l'idéologisation des Houthis et leur conversion en missionnaires du concept de «Wilayat al-Faqih », la primauté de la hiérarchie religieuse iranienne sur les communautés chiites. Et pas seulement les Zaidites qui adhèrent à leurs croyances traditionnelles connues pour leur modération et de tolérance.
L'envoyé américain, Timothy Lenderking, se veut pourtant optimiste et entend entamer des négociations pour parvenir au moins à un cessez-le-feu qui permettrait de répondre à la catastrophe humanitaire provoquée par la guerre. Mais si Lenderking veut aller au-delà d’un cessez-le-feu, c'est-à-dire vers un règlement global, il ne pourra le faire sans tenir compte des points suivants :
* Il n'est pas possible de faire la distinction entre les Houthis et l'Iran, ni oublier le rôle que le «Hezbollah» a joué au Yémen depuis près de 20 ans.
* Il n'y a aucun moyen de parvenir à un accord équilibré avec les Houthis tant que ceux-ci se croiront toujours capables de devenir maîtres de Marib. A contrario, un'échec des Houthis à contrôler Marib les contraindraient à faire preuve d'une certaine souplesse dans les négociations.
* Les Houthis ont réussi, relativement, à éliminer la structure tribale dans les régions du nord du Yémen. Ceci est d’autant plus important qu’avant 1994, les pays du Golfe exerçaient une influence au Yémen grâce aux relations étroites qu'ils entretenaient avec plusieurs chefs tribaux.
* Ce qui frappe dans les récentes négociations, ce sont les réunions directes entre saoudiens et houthis en l'absence de la «légitimité» yéménite soutenue par l'Arabie saoudite.
* La faiblesse du président légitime yéménite, Abd Rabbo Mansour Hadi, est mise en évidence par le fait qu’il ne peut résider nulle part au Yémen, y compris sa ville natale dans le gouvernorat d'Abyane. L'homme ne possède aucune qualité de leadership. Par conséquent, avant tout accord, il sera nécessaire de reconfigurer la «légitimité», et en particulier de réformer la présidence.
* Ceux qui contrôlent réellement la «légitimité» sont les Frères musulmans qui aspirent au pouvoir et qui savent qu'Abd Rabbo Mansour Hadi ne se soucie que de ses intérêts et de ceux de son entourage.
* Les Frères musulmans ont maintenu des relations avec les Houthis. Les deux groupes se rejoignent pour mettre en place un Etat islamisé. Chacun à sa manière. Il faut donc penser que le Yémen qui émergerait d’un accord de paix puisse devenir un Etat islamiste, quelque soit la formule qui sera trouvée.
* Il peut également être utile de s'enquérir du rôle qu'Ahmed Ali Abdullah Saleh, après la levée des sanctions internationales, pourrait jouer dans la restauration d'une partie de l'ancienne armée yéménite. Ce qui ne peut être ignoré, c'est qu'Ahmed Ali Abdullah Saleh, qui réside actuellement en dehors du Yémen et qui fait face à de nombreuses critiques sur sa rigidité et son incapacité à prendre des initiatives, était le commandant de la Garde républicaine, qui à un certain stade comprenait environ cinquante mille membres répartis dans plus de 20 brigades. En ce sens, il peut être utile d'ouvrir des canaux avec le fils de l'ancien président yéménite, assassiné par les houthis le 4 décembre 2017.
De plus, Ahmed Ali Abdullah Saleh a une relation très forte avec des hommes d'affaires yéménites.
* Il peut également être utile d'ouvrir une chaîne avec Tariq Muhammad Abdullah Saleh, qui a créé une organisation politique et joue actuellement un rôle militaire.
* Il faut essayer de préserver l'accord de Riyad entre la « légitimité » et le Conseil de transition du sud (CTS), qui veut la sécession du sud. Cela est nécessaire pour maintenir contrepoids aux Houthis.
Le Yémen n'a pas besoin d'un simple accord de cessez-le-feu qui aboutirait sur la levée du blocus imposé par l’Arabie saoudite et permettrait d’alléger la crise humanitaire. Le Yémen a besoin que l'Iran lève la main. Cela n'est pas possible à la lumière de l'équation actuelle. Cela confirme l’importance de la bataille pour Marib et l’importance de ne pas laisser tomber cette province entre les mains des Houthis, c’est-à-dire entre les mains de l’Iran.